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Lyon, jusqu’à l’aube

Publié le 11/03/2025

On le dit peu, mais Lyon a toujours été une ville de fête, bastion d'une contre-culture puissante aux multiples esthétiques. Punk, Rock, Rap, cultures DIY, musiques électroniques... Que deviennent aujourd'hui ses soirées enfiévrées ? Quels sont les lieux d'insomnies ? Qui pour porter la culture club ? Guide de nuit.

Par Louise Grossen.

« On a la chance, à Lyon, d’avoir tout un écosystème favorable à la culture club : une scène locale foisonnante et des collectifs très actifs, des disquaires pointus indissociables de l’histoire de la fête lyonnaise, des organisateurs et des promoteurs, des labels, une jeunesse curieuse, des DJ et des clubs sans qui cette énergie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui… », résume Umwelt lorsqu’on lui demande d’évoquer le monde de la nuit lyonnaise. 
Figure locale de l’underground, résident du club Le Sucre, producteur et DJ issu de la scène rave des années 1990, le fondateur des labels Rave Or Die et New Flesh Records fait vrombir sa techno à travers le monde. C’est pourtant à Lyon, ville qui l’a vu grandir, qu’il reste fermement attaché, tout comme Flore, Folamour, Woodkid ou Deena Abdelwahed, qui ont eux-mêmes suivi les traces d’Agoria, Michel Colombier, In Aeternam Vale, Étienne de Crecy, Gesaffelstein, Le Peuple de l’Herbe, High Tone, Marie et les Garçons ou encore Jean-Michel Jarre. Des artistes qu’on ne présente plus et qui ont tous en commun d’avoir commencé entre Rhône et Saône avant de briller à l’international.

Ce dont on peut être fier, comme l’expliquait, il y a peu, le journaliste Benoît Sabatier sur France Culture : « Les Rhônalpins ont apporté une vraie spécificité. Ces musiciens, si importants dans la grande marche vers la reconnaissance des musiques électroniques françaises, ont fait passer la house ou la techno de l’ombre à la lumière. »

Lyon, mère des musiques électroniques

Pour autant, rien n’a été simple pour les artistes de la nuit. Longtemps considérés comme de simples espaces de divertissement, les clubs étaient jusqu’à très récemment placés sous la tutelle du ministère de l’Intérieur alors que les salles de concert dépendaient du ministère de la Culture. Cela en dit long sur la considération portée aux clubs malgré leur rôle fondamental dans le paysage musical français et la portée culturelle de ces lieux d’expérimentation. Heureusement, à force de tirer la sonnette d’alarme et grâce à une mobilisation nationale impulsée par le collectif Culture Bar-Bars à Rennes, les clubs engagés pour favoriser l’émergence et la création, mais aussi l’inclusivité, l’accessibilité, et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, ont obtenu fin 2024 la possibilité d’être labellisés « Club Culture – lieux d’expression artistique et de fête ». Une certification délivrée pour trois ans qui permet aux établissements de prétendre, au même titre que les salles de concert ou les théâtres, à d’éventuels soutiens institutionnels, à une mise en réseau favorisée et à une forme de reconnaissance officielle plus que bienvenue après plusieurs années de plomb.  

De fait, après de belles frayeurs et des fermetures à rallonge, la vie nocturne semble avoir repris du poil de la bête. À en croire les chiffres d’adhésion à la charte de la vie nocturne à Lyon, lancée en 2023, on estime qu’il existe dans l’agglomération une centaine de « lieux de nuit », toutes esthétiques confondues. Logiquement, l’électro y occupe une place prépondérante.

« Les musiques électroniques sont omniprésentes car Lyon est devenue une ville emblématique de cette culture. Ça n’a pas toujours été le cas : il a fallu lutter de longues années pour leur émergence à une époque (au début des années 2000, NDLR) où elles n’étaient pas bien vues par les pouvoirs publics et les médias. La culture rave à Lyon s’est construite dans une forme d’adversité. Les archives permettent de comprendre la vivacité actuelle de la ville, l’aspect politique du dancefloor et l’histoire d’une fête hédoniste et insouciante, avec un brassage de publics très différents. Par exemple, dans les pentes de la Croix-Rousse, le club underground Hypnotic n’a fait qu’une brève apparition, mais il a été mythique et précurseur », retrace Cyrille Michaud, bibliothécaire musical à la BM Lyon où il coordonnera, dès le mois d’avril, une exposition sur l’émergence des raves et des musiques électroniques entre 1970 et 1998.

Punk rock, autre courant, même philosophie

L’esprit contestataire punk et rock suinte aussi sur les murs des traboules et des Pentes depuis les années 1980. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller faire un tour au Trokson, au Kraspek, au Bar des
Capucins, au Farmer ou aux Valseuses pour qui saura headbanger. Pour tout comprendre de l’histoire des concerts artisanaux, indés et de l’esprit DIY punk, ne pas hésiter à se plonger dans le livre à l’esthétique fanzine de Sébastien Escande : À l’arrache – Portraits & récits de la scène musicale underground de Lyon, 1980-2020. Et puis, il y a les inclassables, les weirdos (comprendre les bizarres, NDLR), qu’on aime tant comme le Grrrnd Zero, à Vaulx-en-Velin– La Soie. Il faut y aller au hasard et se plonger dans l’univers déroutant de cet ancien squat aujourd’hui dédié aux cultures à la marge. 

Près de Perrache, Le Périscope s’illustre aussi par son style polymorphe, à la fois salle de concert, club et lieu de résidence dédié aux musiques innovantes. Les amateurs de jazz, de musiques improvisées ou de live bands apprécieront forcément l’expérience. Les bars, les lieux associatifs et les rades de quartier ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’agiter la nuit.

Ainsi, le Ninkasi, temple de la triade « bière, burger, musique », a déjà 27 ans mais continue d’essaimer partout en France. Le Super 5, place Sathonay, est définitivement le spot où il faut jouer lorsqu’on est DJ, alors que, plus bas sur la Presqu’île, l’Ambassade conserve son titre de reine de la house, proposant encore et toujours les sets bien groovy du DJ résident Manoo, figure emblématique de Lyon et magicien des sonorités funk, soul, disco ou hip-hop.

Résister, se renouveler, innover

En parallèle, plusieurs entités historiques ne cessent de se réinventer pour répondre à la demande des grandes cérémonies nocturnes.
C’est le cas du Transbordeur à Villeurbanne, de la Halle Tony-Garnier ou de La Rayonne, à Villeurbanne, qui ne désemplit pas depuis son déménagement et s’illustre par ses formats clubs jusqu’à l’aube autour des sonorités hard techno du collectif 23.59, de propositions eurodance ou psytrance. Plutôt branché cultures urbaines et rap ? Préférez le NH Club, à Lyon 8e, pour chalouper sur des rythmes plus caliente (reggaeton, zouk, afrochill, afrobeat…). 

On aime aussi l’immeuble Boomrang, à la Guillotière, véritable fourmilière de talents où les collectifs locaux se succèdent et ne se ressemblent pas. Hélas, dépourvu d’aides financières et en manque de fonds pour assumer de nécessaires travaux d’ampleur, Boomrang est en danger. Et il n’est pas le seul. Entre absence de subventions, trésoreries à sec, structures associatives dépendantes du bénévolat ou cohabitation avec les riverains de plus en plus délicate, faire perdurer un lieu de fête à Lyon, y compris aux Brotteaux, terre de cocktails et de restaurants festifs, n’est pas sans difficultés. La preuve avec le Sonic, péniche bien connue des férus de rock underground et autres esthétiques farouches, qui lutte pour ne pas chavirer après 18 ans de bons et loyaux services. La faute à sa coque, trop endommagée par la corrosion, qui risque de faire sombrer le bateau si des fonds ne sont pas trouvés rapidement. Avis aux fans de la première heure, une cagnotte est ouverte. 

En face, sa voisine Loupika fait un peu moins grise mine, continuant d’offrir de belles nuits électriques aux collectifs techno, bass music, house ou rap. De là, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le rooftop du Sucre – catalyseur de la club culture à Lyon, portée haut depuis 20 ans par Arty Farty. Fer de lance d’une partie de la nuit lyonnaise, l’association a diversifié son offre et ses activités (événementiel, fonds de dotation, incubateur médias, cercle de réflexion, traiteur…) au point de faire école en Europe et dans le reste du monde. Sa dernière proposition ? Lancer au Sucre un abonnement mensuel illimité, sur le modèle du club de sport ou du ciné, permettant d’y accéder à l’envi. Une première pour un lieu de musiques électroniques.
La preuve s’il en faut que la nuit lyonnaise a de beaux jours devant elle.

Trois questions à Pierre Zeimet

DIRECTEUR ARTISTIQUE ET PROGRAMMATEUR DU SUCRE ET DE
NUITS SONORES.

Le Sucre a opéré un virage pour valoriser davantage la danse
comme partie intégrante de la fête. Expliquez-nous.

Historiquement, la pratique de la danse était indissociable de la culture club. Aujourd’hui, elle est parfois oubliée au profit de la starification des DJ, c’est pourquoi nous opérons ce retour à l’esprit originel des clubs avec une scénographie repensée (les DJ sont moins visibles) et des cartes blanches à des collectifs organisant des performances et des initiations autour d’un grand nombre de pratiques (waacking, voguing, hakken, pole dance, shatta, twerk…). Nous avons également ouvert nos portes à des institutions comme le festival Karavel ou la Maison de la danse.

La scène lyonnaise est devenue plus paritaire et diversifiée. Grâce aux cours de DJing réservés aux minorités ?

Lors de la pandémie, nous avons transformé l’usage du lieu et lancé des cours de DJing, d’abord en interne, puis ouverts au public dès 2021. Ces cours, gratuits, sont exclusivement réservés aux femmes et aux minorités de genre. En effet, les femmes ne représentent encore que 10 à 15 % des artistes programmés dans les festivals et les clubs. Aujourd’hui, nous développons ce format à l’international avec le projet Ex Equa, reliant la France et Rome.

La fête de jour semble aussi avoir la cote…

Cela n’a pas toujours été le cas. Changer les habitudes est un travail de longue haleine. Aujourd’hui, notre format phare au Sucre est la session S. Society organisée chaque dimanche à 18h. Le public a compris que la journée était aussi un moment idéal pour danser. L’été, nos Magic Mardis sont sur le même créneau. Le dancefloor a longtemps été cantonné à une activité nocturne et parfois mal perçue, alors que la fête est une formidable opportunité de partage et de découverte artistique. Ce qu’exprimait Jeff Mills, pionnier de la techno de Detroit, lorsqu’il annonçait que "la journée est l’avenir du club. Nous travaillerons la nuit à cause du réchauffement climatique et nous ferons la fête le jour".

Le Sucre
50 Quai Rambaud, Lyon 2ème
Site web

Portraits d'acteurs de la vie nocturne lyonnaise

Élisa Artero Flores, pour une musique libre

Elle est de celles qui écoutent autant qu’elles transmettent. Programmatrice de la péniche Sonic le jour, elle est aussi musicienne la nuit. Autant dire que son regard et son oreille sculptent le paysage sonore de la ville. Membre du trio lyonnais Eat-Girls, Élisa navigue dans des esthétiques post-punk et cold wave envoûtantes capables de nous embarquer sur des riffs de guitare au jeu tendu, abrasif, avec une certaine urgence électronique. À travers sa programmation ou sa propre pratique, elle célèbre les voix minoritaires, les identités plurielles et les sensibilités qui refusent la normalisation. À l’image du Sonic, refuge des amoureux des musiques inclassables, son travail s’inscrit dans une démarche d’indépendance et d’expérimentation qui embrasse pêle-mêle les voix dissidentes et les sons indociles.

Saku Sahara, full énergie

À voir mixer Saku Sahara, capable de réaliser des bonds de deux mètres sur des tracks bien breakées, on sent vite grimper les BPM. Son énergie communicative et sa palette sonore singulière font de cette productrice une figure de la scène bass music à suivre absolument. Saku, diminutif de sakura pour fleur de cerisier, fait référence à la célèbre chasseuse de cartes de l’animé éponyme, mais aussi à son amour pour le Japon et les jeux vidéo dans un univers musical très peu représenté en France, bâti autour du footwork, de l’UK hardcore et de la jungle. « C’est à Lyon que j’ai développé toute ma créativité musicale et fait des rencontres déterminantes. Défendre mes passions pour la musique rave UK et bass ici n’est pas toujours évident car ces genres sont encore sous-représentés dans la ville, mais c’est aussi ce qui rend mon parcours unique. »

Kirara, nouvelle voix

Chez Kirara, tout est question d’attitude. Cette queen longiligne est une vraie performeuse devant, derrière, et sur les platines (car oui, il faut la voir grimper sur le booth). Artiste protéiforme – productrice, designeuse, DJ, drag-queen –, elle politise la scène musicale lyonnaise, confiant qu’elle « rêve d’un monde où les personnes comme moi auront tous les outils pour se construire comme elles le souhaitent et seront libres de s’exprimer, d’être force de proposition et d’idées ». De fait, elle fait bouger les lignes au travers de sets breakés et progressifs où se croisent techno, house, acid, ghetto-tech, ou UK jungle. Icône locale facilement reconnaissable à ses habits de lumière (un string avec une petite queue de lapin, du cuir, de la résille, des cils de papillons), elle a conquis nos coeurs lors de prestations carabinées au Sucre et à Nuits sonores. C’est aussi une membre active du collectif de drags House of Briantz.