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Théâtre des Célestins
Contre-Sens - Festival international de théâtre
Festival
Différents lieux - 69123 Lyon09 66 93 22 84 En savoir plus
Elles s’appellent Kateryna, Shegofa ou Ghazale. Dans leur pays d’origine, continuer à peindre, danser ou jouer en toute liberté est devenu impossible. En provenance d’Ukraine, d’Iran, de Russie, d’Afghanistan ou du Liban, une poignée d’artistes en exil, s’est réfugié à Lyon pour vivre, créer et résister. Reportage.
Lorsqu’elle a quitté Kharkiv en mars 2022, Kateryna a pensé que la guerre serait si courte qu’elle n’a pas emporté son instrument. Un an et demi plus tard, la musicienne de 35 ans, altiste et membre de l’orchestre philharmonique de la deuxième ville d’Ukraine, s’est installée à Lyon, dans le quartier de la Croix-Rousse. Entre-temps, elle a retrouvé son archet et joué des dizaines de concerts à l’Auditorium-ONL, qui l’a accueillie temporairement avec deux autres violonistes ukrainiennes.
Toutes les trois font partie de ces artistes en exil pour qui, ces dernières années, Lyon est devenue un refuge. Théâtre des Célestins, TNP de Villeurbanne, Lyon BD, ateliers Grand Large, École des Beaux-Arts, TNG, Villa Gillet… Chacune de ces institutions culturelles locales a ouvert ses portes à celles et ceux dont l'expression artistique devenait dangereuse dans leur pays.
« Ça a été une chance incroyable », confie Kateryna à propos du programme destiné aux musiciens classiques, lancé à l’époque par la Philharmonie de Paris, pour leur permettre de trouver une place dans un orchestre français. À mesure qu’elle raconte son histoire, son café refroidit. Qu’importe, elle a besoin d’exprimer sa reconnaissance. « Si je n’avais pas pu continuer à faire mon travail, j’aurais sombré dans la dépression », souffle la jeune femme, qui a d’abord été hébergée chez une musicienne de l’ONL avant de trouver un appartement à elle. « L’équipe a été géniale, très chaleureuse et m’a beaucoup aidée à traverser ce déracinement. J’espère que l’Auditorium comprend à quel point leur accueil a été important pour nous », sourit-elle. La directrice des lieux, Aline Sam-Giao, lui a proposé de continuer à jouer une semaine par mois jusqu’en décembre 2023. Le temps de trouver une solution pérenne si la guerre venait à durer comme c’est le cas au Yémen, pays natal de la jeune peintre Afnan Yahya. Hébergée par la ville de Lyon, elle a suivi des cours de français pendant un an.
A clair d’une lune immense, neuf jeunes filles jouent dans l’eau avec un ballon, rient et s’éclaboussent sur un air de musique entêtant. Petit à petit la scène se calme, le ballon disparaît et le petit groupe se place en silence face au public, formant un tableau à la beauté hypnotisante. Ainsi s’ouvre la pièce Les Messagères, mise en scène par Jean Bellorini sur les planches du TNP de Villeurbanne et interprétée par les comédiennes de l’Afghan Girls Theater. Fin juin, ce spectacle un peu particulier était joué à guichet fermé. Il s’apprête à prendre la route d’une tournée. « On va commencer par le Portugal, et peut-être qu’un jour, on peut rêver de le jouer là-bas ? », esquisse le metteur en scène et directeur du TNP à l’issue de la répétition générale. Là-bas, c’est Kaboul, d’où vient la troupe exilée. En septembre 2021, au moment où les talibans reprennent le pouvoir en Afghanistan, les directeurs de théâtres lyonnais Joris Mathieu et Jean Bellorini invitent les comédiennes, âgées de 17 à 22 ans, à poser leurs valises à Lyon. « Au départ, la seule chose qui comptait, c’était qu’elles puissent apprendre le français. Lorsqu’on a commencé les ateliers de travail, elles avaient d’un côté envie de raconter leur histoire et de l’autre celle de jouer des personnages », se souvient le directeur du TNP.
Une première création naît aux Ateliers Presqu’Île du TNG en novembre 2022 : Le rêve perdu. Puis Jean Bellorini prend le relais avec une version en dari de l’Antigone de Sophocle. « C’est une histoire à la fois universelle, et en même temps la leur. Elles sont messagères de leur départ, de leur exil, mais aussi du monde », résume-t-il. Sur scène, les neuf actrices convoquent l’histoire d’une héroïne meurtrie par la mort de son frère et soumise au joug du roi tyrannique Créon. « Je ne laisserai jamais une femme me dominer », crie Sohila, 19 ans, qui l’interprète toute de jaune vêtu, avec une impressionnante justesse.
Les mots perse - surtitrés en français - résonnent avec les violences vécues et l’exil forcé de ces toutes jeunes actrices, accueillies au théâtre de Villeurbanne grâce au soutien de la municipalité. « Même si je sais qu’elles auraient été capables de travailler en français, l’idée c’était vraiment que ce soit leur spectacle, leur culture, leur langue », souligne Jean Bellorini. Devant sa mise en scène de celles qu’il désigne comme un « chœur de guerrières », la grande salle Roger Planchon, comble, est saisie d’émotion. Mathilde Beaugé
Pour les suivre
Instagram : @afghan_girls_theater_group
Créé en 2009, le Festival Sens Interdits s’intéresse, tous les deux ans, au théâtre d’urgence et à l’art qui dénonce, donnant à voir presque de l’intérieur, ce qui révolte ailleurs dans le monde, au Cameroun, au Mali, au Rwanda, au Liban, en Russie et en Biélorussie, en Palestine, en Iran, au Brésil mais aussi en France métropolitaine, en Guadeloupe, à la Réunion et en Martinique. Les 18 spectacles de l’édition 2023, programmés dans 22 lieux, seront doublés d’actions de médiation, masterclasses, rencontres et débats pour offrir aux spectateurs un maximum de clés de compréhension face à des paroles rares.
A découvrir du 14 au 28 octobre dans divers lieux de Lyon.
Vous avez choisi de donner une large place aux artistes dans votre direction du théâtre. Pourquoi ?
Avant il y avait une artiste en permanence, Claudia Stavisky, qui codirigeait le théâtre et créait ici à Lyon. Je suis éminemment attachée à ce que les Célestins restent une maison de création. Il y aura quatre équipes dans les années à venir avec des regards très différents sur le théâtre, l’art et la société, avec des univers très singuliers, parfois opposés. Pour moi cela donne à lire une belle palette de l’art théâtral aujourd’hui.
Parmi ces équipes, on trouve la compagnie dissidente russe KnAM. Comment les avez-vous rencontrés ?
C’est Patrick Penot, l'un de mes prédécesseurs ici, qui connaît bien la Russie et les pays de l’Est qui me les a présentés. Il les a rencontrés dans leur petit théâtre de 23 places au rez-de-chaussée d’un immeuble à Komsomolsk-sur-Amour, une ville de Sibérie orientale dans laquelle ils travaillaient dans des conditions tout à fait précaires. Il leur a proposé de travailler ici avec Claudia Stavisky dans le cadre du festival Sens Interdits. Depuis, les Célestins ont accompagné toutes leurs productions. Notre collaboration a évolué depuis le début de la guerre en Ukraine. Ils ont été hébergés dans des bureaux, on a essayé de leur trouver des logements, ce qui n’a pas été simple. La relation artiste-producteur n’a pas tellement changé, on est toujours très présents auprès d’eux mais nous ne sommes plus seuls aujourd’hui, leur travail a été remarqué par pas mal d’autres théâtres en France, en Suisse, en Belgique… J’ai souhaité qu’ils soient, à partir de la saison prochaine, artistes associés des Célestins, comme un prolongement logique de notre travail commun.
En quoi travailler avec des artistes exilés a-t-il nourri votre projet pour les Célestins ?
Cela a été une ouverture sur le monde absolument unique, des clés pour mieux comprendre ce qui peut se passer dans des pays aussi complexes que la Russie. Comment des artistes, des hommes et des femmes peuvent-ils se retrouver empêchés de créer, de s’exprimer ? Ce qui se met en place là-bas devient absolument impossible à vivre pour des personnes attachées à la liberté d’expression et de création. Ce dialogue-là, en direct avec eux, est irremplaçable. Les médias nous informent, évidemment, mais tout à coup on comprend mieux la complexité de la situation.
Nous ne sommes plus…, une création de Tatiana Frolova et la compagnie KnAM, en résidence au théâtre des Célestins.
Du 17 au 28 octobre 2023.
En 1999, lorsque le journaliste de Libération en Russie, Jean-Pierre Thibaudat, tombe sur le programme de la troupe du KnAM, il n’en revient pas. Le répertoire proposé est si différent de ce qu’il a l’habitude de voir dans les théâtres moscovites qu’il saute dans un avion, et parcourt les 9 000 kilomètres qui séparent Paris de Komsomolsk-sur-Amour, en Sibérie orientale. Tatiana Frolova et son équipe le bouleversent au point qu’il leur propose de se produire au festival Passages de Nancy, qu’il codirige. Il les présente aussi à Patrick Penot, directeur des Célestins et du festival lyonnais Sens Interdit. Le KnAM y reviendra tous les deux ans jusqu’à en devenir l’une des compagnies emblématiques. Au moment où la guerre éclate, en février 2022, la troupe, farouchement opposée à Poutine, n’ose déjà plus jouer ses spectacles depuis de longs mois. « Des lois exigeaient de fermer les théâtres si on se montrait irrespectueux envers le pouvoir. On risquait gros », raconte Tatiana, entourée de toute sa compagnie, dans une salle du théâtre municipal de Lyon. Les huit comédiens, réfugiés entre Rhône et Saône depuis un an, viennent viennent d’obtenir l’asile politique. Ils nous confient leurs craintes au moment de partir, leur épopée à travers le Kirghizistan, l’arrivée à Lyon par l’intermédiaire des Célestins. « Ça été un vrai travail collectif de faire sortir le KnAM de Russie », sourit Bleuenn Isambard, membre de la compagnie, en même temps qu’elle traduit leur histoire en français.
« C’est tellement beau ici »
Dans son travail, la petite troupe dissidente met en scène du théâtre documentaire, mêlant de vraies interviews, audio ou vidéo, et des textes classiques, comme ceux de Goethe ou Dostoïevski. Leur prochaine création, Nous ne sommes plus…, sera présentée mi-octobre à Lyon avant de partir en tournée. Elle s’inspire de leur exil : Tatiana a demandé à chacun de montrer les 23 kg qu’ils ont pu emporter au moment de quitter leur pays, pour raconter sur scène ce qu’on glisse dans une valise lorsqu’on est comédien et en danger. Aujourd’hui, tous ont trouvé un logement entre Guillotière, Bellecour et le Vieux-Lyon. « Je ne me sens pas encore légitime à sortir dans la rue et à demander quelque chose car j’ai l’impression de ne pas avoir encore assez donné à ce territoire. Cependant je me sens soutenue et j’ai l’impression qu’on prend soin de moi. Ça me touche beaucoup », explique Lucia, dernière arrivée dans la troupe. « C’est tellement beau ici, parfois je vois le coucher de soleil sur Fourvière et je me dis que je pourrais mourir maintenant », poursuit la jeune femme. Autour d’elle, tout le monde rit, partageant son bonheur d’être libre.
Sur son compte Instagram, les couleurs explosent dans tous les sens. Les dessins de Laure Ibrahim sont à son image : vifs et drôles, avec une pointe de mélancolie. La jeune illustratrice et autrice de BD libanaise est d’abord passée par les Beaux-Arts de Beyrouth avant de travailler en freelance pour l’Institut Français. Dans ses planches, elle explore ses origines et les difficultés d’un pays dont la situation économique et politique est devenue terrible. « Je ne suis ni très académique ni très artiste, alors la BD c’est parfait pour moi ! Elle permet de rendre accessible des sujets très lourds, ça a quelque chose de magique », lance-t-elle dans un large sourire. À 24 ans, la jeune femme a fondé un collectif avec une trentaine d’auteurs « pour essayer de sortir quelque chose bien au moment où tout le monde allait mal, surtout les jeunes ». Au début de l’été, elle a été accueillie en résidence, pendant deux mois, par l’équipe du festival Lyon BD, au Collège Graphique. Elle a pu y poursuivre son premier projet de publication, aux côtés d’autres dessinateurs internationaux. « Les auteurs vivent entre la France et le Liban, un pied ici, un pied là-bas », explique Laure. Séduite par Lyon, cette ville « trop belle, où l’expression est possible », la jeune artiste s’y verrait bien : « Je me sens chez moi ici, ça ressemble à d’où je viens »
Chine, Corée, Mexique, Iran, Thaïlande… Les artistes installés aux Ateliers Grand Large, nichés dans un grand bâtiment non loin des Usines Fagor-Brandt, viennent d’un peu partout dans le monde. Ghazale Bahiraie est arrivée de Téhéran en septembre 2022, après avoir déjà passé quelques années en France. Dans ses œuvres, elle travaille sur de multiples supports comme la broderie, la vidéo ou le dessin, où elle explore des motifs et des symboles persans. « J’ai toujours été engagée dans la lutte contre ce qui se passe en Iran », explique l’artiste de 33 ans, débarquée à Lyon « par amour » alors que son mari y étudiait. Au moment de montrer son portfolio, une de ses séries sur la guerre au Moyen-Orient et ses conséquences sur la vie des enfants tape dans l’œil d’Isabelle Bertolotti, directrice des lieux et du Musée d’Art Contemporain. Elle rejoint le Grand Large quelques mois plus tard, avec trois autres artistes iraniennes.
L’une porte sur son voile un bob en jean, l’autre des lunettes de soleil rose bonbon. Avec leurs petits sacs et des bijoux colorés accrochés à de gigantesques smartphones, Hussnia Ahmadi et Sohila Sakhizada ressemblent à n’importe quelle jeune femme de 20 ans sortie d’un cours à la fac. Sauf que. Comédiennes, elles ont débarqué en urgence d’Afghanistan à Lyon il y a deux ans et jouent depuis quelques mois, les pieds dans l'eau, l'un des textes fondateurs du théâtre antique : Antigone. « Pour moi, Antigone ne parle pas que de l’Afghanistan, elle parle du monde entier », défend Sohila lorsqu’on la rencontre en bord de scène. « Je pense aux femmes en Iran ou dans d’autres pays qui vivent des atrocités », assure-t-elle dans un français déjà fluide. « En arrivant, on ne savait même pas dire bonjour », sourit Hussnia, à ses côtés.
Toutes les deux sont membres de l’Afghan Girls Theater Group, une troupe de neuf comédiennes originaires de Kaboul. Lorsqu’elles sont nées, les talibans n’étaient plus qu’un mauvais cauchemar. Puis ils sont revenus et elles ont quitté leur pays juste à temps pour garder leur liberté. Et pouvoir continuer à jouer. Si les scènes lyonnaises sont devenues leur refuge, elles n’oublient pas les sœurs et amies restées là-bas : « Elles sont comme Ismène, la sœur d’Antigone, dans l’attente de reconstruire un avenir meilleur ». M.B